Interview Gilles Monteil : 27 ans d'Animation chez Ubisoft
- Vanessa

- 29 oct.
- 12 min de lecture

Du Mime Corporel à l'IA Générative
Gilles possède une expérience rare dans l'industrie du jeu vidéo : un témoin de son évolution complète.
De l'époque du premier moteur 3D d'Ubisoft aux méga-productions actuelles.
Des premiers systèmes de mocap bricolés aux IA génératives d'aujourd'hui.
De la création d'un studio d'animation de zéro aux franchises qui ont marqué une génération.
Mais ce qui rend son parcours vraiment unique, c'est sa double casquette : formé au mime corporel avant de toucher un logiciel 3D, il a passé trois décennies à fusionner ces deux mondes.
Cette interview est plus longue que mon format habituel. Chaque section apporte quelque chose que vous ne trouverez nulle part ailleurs.
Prenez votre temps. Mais lisez jusqu'au bout.
Vanessa - AniMotion
Chronologie
1989 → Diplômé école Marcel Marceau, 8 ans de compagnie théâtrale
1997 → Embauche Ubisoft Montreuil (Tonic Trouble), 3 mois plus tard : Directeur artistique
1998-2001 → Co-création studio animation Ubisoft Montréal avec Jean Marc Geffroy
2001-2005 → Prince of Persia, Rainbow Six, Splinter Cell (âge d'or du partage)
2005-2007 → Équipe recherche "Frankenstein" + création 1er studio mocap Ubisoft
2007 → Assassin's Creed (marche d'Altaïr, système d'escalade)
2010 → Splinter Cell Conviction (direction animation )
2011-2017 → Mentoring directeurs animation (toutes filiales Ubisoft)
2017-2023 → Realization Director Beyond Good & Evil 2
2023-2025 → Projet Neo NPC (IA générative pour NPCs intelligents)
Questions
Les Fondations (1997-2005)

Comment ton background en mime corporel t'a-t-il aidé à devenir animateur 3D ?

J’ai été diplômé de « l’école internationale de mimodrame de Paris Marcel Marceau ».
Le mime comme Art est finalement assez méconnu du public. Pourtant, en ce qui me concerne, il est très proche de l’animation.
J’ai terminé mes 3 années d’école en 1989 et j’ai essayé, avec mes modestes moyens, de faire exister le mime comme un Art à part entière, en essayant de dépasser cette vision d’un one man show d’illusion enfermé dans sa propre cage.
Mon maître, Etienne Decroux, disait : "C'est extraordinaire qu'un comédien qui paraît devant des milliers de personnes ait travaillé sa voix, sa diction... mais pas son corps ! C'est une véritable infirmité."
Contrairement à l’image que la plupart des gens se font du mime, je l’ai vu pour ma part, plus comme une stylisation du corps en mouvement qui soit du même ordre que la stylisation du texte dans une œuvre narrative.
C'est exactement ce qu'on fait en animation.
En 1997, la période était très compliquée pour les artistes et notamment avec un gouvernement qui voulait encore une fois supprimer le statut d’intermittent du spectacle.
A cette époque j’avais entendu parler de la motion capture et j’avais un avis très arrêté sur la question. Pour moi, ce « mime réaliste » que j’essayais de développer, était LA réponse à l’acteur de Mocap.
C’est à ce moment-là que j’ai reçu cette entrevue postée par Ubisoft qui recherchait des danseurs, marionnettistes, mimes… Ils souhaitaient développer leur premier jeu d’aventure en 3D, Tonic Trouble, pour lequel ils faisaient un moteur.
L’animation 3D m’a tout de suite passionné! j’y voyais le moyen de diriger des acteurs virtuels qui pour une fois, faisaient exactement ce que je leur demandais, sans poser mille questions!
A mes débuts je ne comptais pas mes heures car il y avait tellement de choses à apprendre et j’ai assez rapidement découvert que j’avais un esprit technique.
Je pense que c’était tout simplement car les contraintes étaient tellement grandes que sans astuces techniques, il était impossible d’obtenir une bonne expérience interactive et l’animation devenait une coquille vide de sens.
Pour moi le jeu se rapprochait de l’improvisation théâtrale avec cette nuance que dans l’impro, la qualité première est l’écoute.
Dans un jeu, c’était malheureusement uniquement le joueur qui devait écouter le jeu et rarement l’inverse.
Nous étions tellement loin de tout ce qui était possible avec les acteurs mais c’était très prometteur et il me semblait que je devais essayer d’apporter ma connaissance en acting et direction d’acteurs corporels dans ce domaine où les personnages évoluaient en pieds, un peu comme au théâtre.
Pourquoi le mime aide l'animation :
Idéalement, les acteurs corporels et les animateurs ont le même but mais leurs outils et leurs règles pour y arriver sont-eux, très différentes.
Les acteurs partent d’un corps qui bouge tout le temps, plein de tics et de défauts qui nuisent parfois à la clarté de l’intention, ils doivent travailler par répétition avec des règles de contrôle et de sobriété corporelle, afin de réaliser la performance voulue en une seule prise alors que les animateurs eux partent d’une image statique et toutes les règles qu’ils suivent sont motivées par le fait de « faire vivre », faire bouger…
ils peuvent s’attarder aux détails pour que la composition soit la plus parfaite possible.
Mais au final, les deux enseignements sont complémentaires et je pense que l’acting corporel permet de donner aux animateurs un autre point de vue sur la performance à réaliser.
Quand on y pense, l’animation et le cinéma sont nés en même temps, les premiers dessins animés copiaient les slapsticks de l’époque qui était un âge d’or pour les acteurs corporels.
Par la suite, le cinéma muet a été remplacé par les talkies et les acteurs parlants ont remplacé les acteurs du muet mais on n’a pas remplacé les animateurs qui, à mon avis, ont réussis à travers le temps, à créer et faire vivre des acteurs complets.
💡 En pratique : - Regarde les slapsticks : Charlie Chaplin "Modern Times", Buster Keaton "The General" - Étudie comment ils utilisent la silhouette pour raconter sans paroles - Applique ce principe : ta pose doit être lisible en ombre chinoise - Exercice : Anime une action sans accessoires, juste le corps (ouvrir une porte invisible)


Comment avez-vous bâti le studio d'animation d'Ubisoft Montréal de zéro ?

Lorsque J’ai rejoint Ubi, Didier Poli a été nommé Directeur d’animation.
3 mois plus tard, l’équipe a grossit et Didier quitte Ubi pour rejoindre Glen Keane sur Tarzan.
Dominique Bordenave qui était (outre un sculpteur incroyable) le directeur du studio graphique de Ubisoft à Montreuil, lui demande qui dans l’équipe pourra le remplacer et il a dit « Gilles ».
Dès lors je suis devenu Directeur artistique et technique pour l’animation sur la partie du projet dont nous nous occupions (l’autre partie était prise en charge par l’équipe de Michel Ancel à Montpellier) et en parallèle sur le développement d’A3d.
Ubi était rentré en bourse peu de temps avant et commençait à vouloir investir et se développer dans certains pays.
A l’époque ils avaient le studio en Roumanie et celui d’Annecy avec uniquement des programmeurs et bien sûr celui de Montpellier.
J’ai participé à la mise en route des studios de Shanghai et de Montréal où je suis allé pour recruter et former les premiers animateurs de ces studios.
Jean Marc Geffroy qui dirigeait les graphistes sur Tonic Trouble m’a demandé de rejoindre le studio de Montréal pour m’occuper des animateurs du studio graphique qu’il dirigeait, ce que j’ai accepté.
La philosophie du partage
Les 5 premières années furent géniales. Nous sommes partis de zéro.
Ubisoft en construction avait misé sur l’embauche de juniors uniquement, ce qui eu comme effet d’avoir avec le temps un groupe soudé et fidèle qui eue le mérite de faire face à tous les problèmes avec enthousiasme.
De mon côté, j’ai naïvement poussé la technologie d’animation afin de toujours repousser les limitations des personnages de nos jeux.
Nous avions l’idée aussi de faire grandir tout le monde en montrant le travail de chacun et en partageant les commentaires.
Côté technique nous factorisions les outils et développement entre les différents projets, ce qui permettait d’avancer beaucoup plus vite.
Durant cette période nous avons travaillés sur 3 projets playmobil, un portage N64 et PC de Tonic Trouble, un Batman, un Tarzan, un jungle Book, un Donald puis Prince of Persia Sand of time, Rainbow six et Splinter Cell… avec une belle courbe de progression.


Le tournant
Il a ensuite été décidé de remettre le recrutement dans les mains des producteurs.
Rainbow Six Siège s'est retrouvé avec tous les directeurs techniques animation, laissant les autres projets sans support technique.
Personnellement, je pense que c'était la plus mauvaise décision prise par Ubisoft. Nous avons continué à partager car nous étions toujours les mêmes personnes qui se connaissaient mais avec le temps, il est apparu que la force de production et la vision, ainsi que le suivi et le développement ont fait de plus en plus défaut.
💡 En pratique : - Crée des "animation reviews" hebdomadaires avec ton équipe - Partage tes fichiers sources, tes références, tes échecs - Documente tes solutions techniques pour les projets futurs - Cherche activement les retours, même (surtout) critiques
Les Innovations Techniques (2005-2010)

Peux-tu nous parler de l'équipe "Frankenstein" et de la création du premier studio mocap d'Ubisoft ?

Frankenstein : repousser les contraintes
J’ai par la suite travaillé avec un groupe de recherche en animation qu’on appelait « frankenstein » dans lequel je travaillais avec 5 programmeurs à essayer de dépasser nos contraintes de production.
Simon Clavet (le programmeur qui a démocratisé le Motion Matching sur For Honor) a été embauché sur Frankenstein et nous avions travaillé ensemble sur un système de lookat basé sur des règles issues du mime corporel.
Une de mes batailles fût la mise au point d’un système de transitions automatiques que nous avons implémenté sur le premier Assassin.
Cette version ne fonctionnait pas sur le personnage principal et fût enlevé car les NPC (contrairement à « Altair » le personnage principal) ne glissaient plus!
Le studio mocap : combiner acting et technologie
C’est aussi pendant cette période que j’ai monté avec mon ami Claude Comeau le premier studio de motion capture d’Ubisoft.
Puis, un autre ami, Jacques Dussault, qui avait besoin d’un peu d’air après un projet annulé nous a rejoint.
Nous nous sommes partagé la tâche avec de mon côté la supervision artistique, Claude la technique et Jacques l’administrative.
Le premier projet qui fit appel à nos services et qui nous permit de faire nos armes fût Rainbow six Vegas.

💡 En pratique: - Si ton studio n'a pas de mocap : filme-toi en vidéo reference (smartphone suffit) - Avant de keyframer, fais l'action physiquement pour comprendre le timing - En mocap : pense "sobriété corporelle" : enlever les tics, pas en ajouter - Technique du mime : cherche la "forme essentielle" du mouvement, retire le superflu
Les Moments Iconiques

Comment est née la marche iconique d'Altaïr dans Assassin's Creed ?

Sur Assassin’s Creed, Alex Drouin qui était un des premiers animateurs embauchés à Ubisoft Montréal avait animé Playmobil Vert (Alex à la ferme), Batman puis était passé lead main animateur sur PoP Sand of time.
Sur AC, il s’est occupé de toutes les animations du personnage principal « Altair » et avec le programmeur Richard Dumas, ils ont créé ensemble le système d’escalade.
A l’époque nous avions été très impressionnés par le jeu « Shadows of Colossus ». Alex et Richard ont relevé le défi même si ce développement n’était pas vraiment dans le design de départ mais c’est pourtant ce qui a grandement contribué à Assassin de devenir une franchise reconnue par tous.
Je pense que c’est l’exemple parfait de ce qu’un duo animateurs/programmeur peut apporter sur un jeu.
Alex et Sylvain Bernard (qui s’occupait des NPC) m’avait demandé de venir au studio de mocap pour travailler une marche pour Altair.
La référence était l’aigle, le prédateur furtif…
Ce fut un vrai plaisir pour moi de fabriquer une marche sur mesure, basée sur le mime corporel, bras en aile d’aigle, pieds en pinceau, contradiction tête contre cou, marche sans accent statique… autant de vocabulaire corporel qui permettent de faire naître un personnage stylisé.
Par la suite Alex a retouché la marche car la technique sur assassin (et qu’il avait aussi sur PoP) était de s’aider de la mocap mais de re-keyframer les animations afin de peaufiner leur rythme et leur silhouette pour les rendre compatibles avec les systèmes du jeu et leur redonner un style entre cartoon et réalisme.
💡 En pratique : - Définis 3-4 "mots corporels" pour ton personnage (ex: "lourd", "nerveux", "noble") - Applique-les à TOUTES ses animations pour la cohérence - Référence animale : aide à trouver une signature physique claire - Filme toi en train de "jouer" le personnage, exagère les traits, puis affine - Duo anim/prog : Si tu as une idée de feature, trouve un programmeur allié AVANT de pitcher

Splinter Cell Conviction était un reboot sous pression - comment as-tu géré la direction animation ?

j’ai demandé à Alex de faire la marche de Sam Fisher sur Splinter cell Conviction mais les changements de design n’ont pas permis de la garder.
J’ai dû la refaire avec un autre acteur afin qu’elle colle au design.
Finalement, ce sont 5 acteurs différents qui ont été utilisé pour la navigation de Sam Fisher. J’ai dû faire moi-même le jog et les « plant and turn » car ils ne marchaient pas une fois mis dans le jeu.
Après Frankenstein et la mise en place du studio de mocap j’ai été amené à reprendre des projets qui n’allaient pas bien et c’était le cas de SC Conviction. Après 2 ans et demi, le projet se cherchait encore et j’ai fait parti de l’équipe pour le reboot.
Ce fut intense mais surement le meilleur projet sur lequel j’ai eu la chance travailler en termes de focus et d’organisation car nous n’avions pas le droit à l’erreur et il fallait prendre des décisions avisées et ne pas se perdre dans le champ des possibles.
Pour des raisons familiales j’ai quitté Montréal en 2011 et je suis allé m’installer à Montpellier mais j’ai rejoint l’équipe éditoriale d’Ubi qui se trouvait à Montreuil, pour effectuer un travail de mentoring des directeurs d’animation de toutes les filiales et ainsi porter une vision et pousser l’innovation en animation au sein des studios d’Ubisoft.
La leçon : Ce qui fonctionne en mocap ou en animation standalone ne fonctionne pas toujours une fois intégré dans les systèmes du jeu.
Il faut constamment adapter, itérer, parfois tout refaire.
Mais quand on n'a pas le droit à l'erreur, on prend de meilleures décisions et on se concentre sur l'essentiel.

💡 En pratique : - Teste dans le moteur le plus tôt possible, pas dans Maya/Blender - L'animation "standalone" belle ≠ animation qui fonctionne in-game - Sur un reboot/crunch : identifie les 3 choses vraiment importantes - Sois prêt à refaire : l'ego n'a pas sa place face aux contraintes techniques
Le Futur

Tu travailles sur Neo NPC avec l'IA générative , comment vois-tu l'avenir de l'animation gameplay ?

J’ai rejoint le projet Neo NPC qui a pour but d’utiliser le genAi afin de créer des NPC intelligents.
Je sais qu’il y a beaucoup de questions sur l’IA et beaucoup de peurs aussi sur les implications et les changements qui vont affecter notre futur.
Je pense que sur certains domaines, il faudra forcément se protéger des impacts mais pour ce qui concerne l’animation et le jeu, je pense qu’il faut que cela soit un outil qui nous permette de faire des choses impossibles avant.
Ces technologies avancent très très vite car des budgets faramineux sont investis et je ne pense malheureusement pas que nous arrêterons le progrès en marche mais que nous devons en faire partie pour essayer de l’orienter dans des fins qui vont nous aider à être plus créatif.
Pour le jeu vidéo, un modèle rentable et fun reste à définir mais je peux entrevoir aujourd’hui, un futur où le jeu pourra à son tour écouter les propositions des joueurs.
Le texte, le son, l’image et la vidéo ont fait et font tous les jours dans la génération, des progrès impressionnants.
Pour l’animation 3D, c’est plus compliqué car il y a beaucoup moins de matériel de qualité disponible gratuitement sur lesquels les systèmes d’apprentissage peuvent se nourrir.
De plus, le fait d’écrire (de prompter) ce qu’on veut, est assez restrictif et si une image vaut mille mots, une animation en vaut des millions.
Je ne crois pas encore que les animateurs de jeu soient remplacés mais je pense au contraire que leur travail pourrait être beaucoup plus intéressant.
Aujourd’hui, un animateur de jeu, va essayer de crafter un mouvement avec une intention.
Il va ensuite passer tout son temps à devoir adapter son animation de base à tous les changements qui peuvent arriver en temps réel dans le jeu.
Je pense que l’IA pourra se charger de cette adaptation et que les animateurs, au lieu de ne faire qu’une intention, en feront autant que nécessaire pour créer des personnages uniques qui ressembleront de plus en plus à des acteurs conscients.
Le travail sera surement différent mais le savoir de comment obtenir le résultat voulu, restera le même.
💡 En pratique : - Apprends les bases de l'IA maintenant (Motion Matching, ML tools) - Ton expertise d'intention et de "craft" sera plus importante, pas moins - Focus sur créer des "bibliothèques d'intentions" variées L'IA fera l'adaptation technique, toi tu feras la direction artistique
Merci à Vanessa pour m’avoir demandé de partager tout ça.
J’espère que ce long texte (non généré par l’IA :D) a pu vous intéresser et j’espère que cela pourra générer des débats futurs, pourquoi pas.
Je terminerais avec cette phrase d’Etienne Decroux: "Tout est permis en Art, à condition de le faire exprès."
Conclusion
Merci à Gilles d'avoir partagé 27 ans d'expérience avec une honnêteté rare.
Si vous êtes arrivés jusqu'ici, vous venez de traverser trois décennies d'animation gameplay en 20 minutes.
Ce qui reste, au-delà des franchises AAA et des systèmes techniques, c'est une philosophie : le partage fait progresser plus vite que la compétition.
Les duos animateur/programmeur créent des mécaniques qui définissent des franchises.
Les contraintes techniques forcent la créativité plutôt que de la brider.
Et l'IA, comme toute nouvelle technologie, est un outil pour créer l'impossible, pas une menace.
Gilles a créé la marche d'Altaïr avec des principes de mime vieux de +50 ans.
Il travaille maintenant sur des NPCs pilotés par IA générative.
Entre les deux : la même obsession de créer des "acteurs conscients".
Pour en savoir plus sur Gilles voici son Linked in : https://www.linkedin.com/in/gillesmonteil/
À vous de jouer maintenant !
Quelle partie de l'interview vous a le plus marqué ?



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